Puisse Jacqueline de Romilly, depuis l’autre rive qu’elle a rejointe samedi 18 décembre, pardonner aux plumitifs tels l’auteur de ces lignes, leur superficialité.
L’immense femme de culture que nous connaissions aussi pour son franc-parler avait déclaré un jour à une consœur journaliste ceci, qui devrait nous rendre modeste : «Sachant que je parle à une journaliste, je persiste et signe. Un texte n’est sauvé que par sa qualité d’expression et sa qualité humaine. Par définition, l’article écrit rapidement pour le lendemain n’a aucun de ces deux avantages ». Passant outre ces sévères propos, nous n’avions pas regretté, pour notre part, de publier récemment une longue rencontre avec cette indémodable « Athénienne ».
Immortelle, sûrement, dans le souvenir qu’elle nous lègue. D’abord à cause d’une extrême délicatesse de sentiment. On peut en relever une jolie trace dans son discours de réception à l’Académie, la tradition voulant que l’on prononce l’éloge de son prédécesseur au fauteuil duquel l’on succède : que pouvait-elle bien dire d’André Roussin, maître du théâtre de boulevard, à cent lieux de son univers ?
Elle trouva le propos juste et qui touche au cœur : « Il s’est inquiété, une fois, de ce que le mot «gentil» pouvait avoir de protecteur et de légèrement méprisant. Pour moi, il exprime au contraire un éloge sans réserve. C’est un mot qui rayonne. Associée à l’intelligence, la gentillesse étonne et charme… »
Plus loin, Jacqueline de Romilly s’incline devant Racine et sa Bérénice, éblouie par la sobriété du verbe choisie pour exprimer un sentiment si fort : « Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois, et crois toujours la voir pour la première fois ».
L’élégance – si l’on devait tenir compte de sa modestie – voudrait que l’on passât sous silence la litanie de ses nombreux titres. Qu’elle nous pardonne encore : les énumérer donne une idée de son éclectisme. Née à Chartres en 1913, fille de Maxime David, professeur de philosophie mort pour la France en 1914 et de Jeanne Malvoisin, romancière, à qui elle disait tout devoir, elle devient la première femme professeur au Collège de France en 1973, première femme membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1975 et seconde femme à entrer à l’Académie française après Marguerite Yourcenar.
Elle n’appartenait pas à l’école héllénistique inspirée par le structuralisme et incarnée par Louis Gernet, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet ou Claude Mossé. Mais ses travaux, de facture plus classique, entendaient éclairer nos sociétés, d’autant plus que Jacqueline de Romilly, loin de s’enfermer dans une tour d’ivoire universitaire, n’a jamais cessé d’enseigner, de transmettre généreusement son savoir.
Elle résumait ainsi, en 2004, pour le magazine Lire les quelques convictions essentielles qu’elle en tirait : « On découvre dans l’étude de ces langues le point de départ des principales idées contemporaines. C’est vrai pour la démocratie… mais aussi de tous les mots qui aujourd’hui, désignent les grands principes et les grandes valeurs de la vie quotidienne. »
L’idée grecque qui l’aura jusqu’au bout fascinée le plus est « le sens de l’humain. Tous les textes grecs parlent de l’homme et fondent les vertus sur l’idée suivante : 'je suis homme comme lui, et cela pourrait m’arriver'… Ce qui est à l’œuvre ici, ce n’est pas la charité du pardon mais bien le sens de l’humain ».
L’important est de faire connaître les expériences passées, non pas comme des modèles à imiter mais comme des références pour comprendre le présent. Il faut à tout prix sauver la formation littéraire, qui non seulement apporte aux jeunes des éléments de comparaison leur permettant de juger, mais leur donne aussi une force intérieure », affirmait-elle (Les Échos, 1996).
Cette force dont elle-même donna l’exemple jusqu’au bout, malgré la fatigue, la quasi-cécité : «Avoir traversé le siècle, c’est fatigant. Aujourd’hui j’arrive au terme. Je ne redoute pas la mort, disait-elle au journaliste de la Croix Laurent Larcher, qui l’interrogeait l’été dernier, mais l’effondrement intellectuel, le « gâtisme », la dépendance. »
Elle lui confiait surtout son cheminement vers le catholicisme et avoir été préparée par le P. Mansour Labaky, prêtre maronite libanais, à la première communion et à la confirmation : « A 95 ans, il était temps ! », concluait-elle avec humour.
(1) Jacqueline de Romilly était engagée dans deux associations qui encouragent l'étude des humanités et le renouveau des valeurs civiques : Sauvegarde des enseignements littéraires ( www.sel.asso.fr ) et L'élan nouveau des citoyens ( www.elandescitoyens.org ).
L’immense femme de culture que nous connaissions aussi pour son franc-parler avait déclaré un jour à une consœur journaliste ceci, qui devrait nous rendre modeste : «Sachant que je parle à une journaliste, je persiste et signe. Un texte n’est sauvé que par sa qualité d’expression et sa qualité humaine. Par définition, l’article écrit rapidement pour le lendemain n’a aucun de ces deux avantages ». Passant outre ces sévères propos, nous n’avions pas regretté, pour notre part, de publier récemment une longue rencontre avec cette indémodable « Athénienne ».
Une extrême délicatesse de sentiment
L’helléniste passionnée, l’ardente defenseur des lettres classiques (1) que tous admiraient tandis que, curieusement, nul ou presque aujourd’hui ne semble croire aux vertus du grec ancien, s’en est donc allée, à l'âge de 97 ans. « Immortelle », pourtant, puisque membre éminente de l’Académie française depuis 1988.Immortelle, sûrement, dans le souvenir qu’elle nous lègue. D’abord à cause d’une extrême délicatesse de sentiment. On peut en relever une jolie trace dans son discours de réception à l’Académie, la tradition voulant que l’on prononce l’éloge de son prédécesseur au fauteuil duquel l’on succède : que pouvait-elle bien dire d’André Roussin, maître du théâtre de boulevard, à cent lieux de son univers ?
Elle trouva le propos juste et qui touche au cœur : « Il s’est inquiété, une fois, de ce que le mot «gentil» pouvait avoir de protecteur et de légèrement méprisant. Pour moi, il exprime au contraire un éloge sans réserve. C’est un mot qui rayonne. Associée à l’intelligence, la gentillesse étonne et charme… »
Son pur amour de la richesse des mots
Que nous laisse-t-elle encore ? Justement : son pur amour de la richesse des mots, et, en mémoire, sa légendaire colère contre le pédantisme d’un certain vocabulaire. Écoutons-la plutôt, au fil de sa première chronique publiée dans Santé Magazine en septembre 1998, que lui avait commandé André Giovanni, directeur bien inspiré de cette publication : « C’est, je l’avoue, dans un récit un peu technique, que j’ai buté la première fois sur le mot 'opérationnalisation'. 'Opérer ', oui ! 'Opération', bon ! 'Opérationnel', peut-être. Mais ensuite, on voit l’excroissance monstrueuse et ses huit syllabes qui nous étourdissent ».Plus loin, Jacqueline de Romilly s’incline devant Racine et sa Bérénice, éblouie par la sobriété du verbe choisie pour exprimer un sentiment si fort : « Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois, et crois toujours la voir pour la première fois ».
L’élégance – si l’on devait tenir compte de sa modestie – voudrait que l’on passât sous silence la litanie de ses nombreux titres. Qu’elle nous pardonne encore : les énumérer donne une idée de son éclectisme. Née à Chartres en 1913, fille de Maxime David, professeur de philosophie mort pour la France en 1914 et de Jeanne Malvoisin, romancière, à qui elle disait tout devoir, elle devient la première femme professeur au Collège de France en 1973, première femme membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1975 et seconde femme à entrer à l’Académie française après Marguerite Yourcenar.
Elle n’a jamais cessé de transmettre généreusement son savoir
« J’ai eu beaucoup de chance, confiait-elle à la Croix. Je suis née dans une société éminemment masculine, mais à toutes les étapes de ma vie, je suis arrivée, comme femme, au bon moment ». Sait-on qu’elle fut aussi membre de la British Academy, des Académies du Danemark, de Vienne, d’Athènes, de Bavière, des Pays-Bas, de Naples, de Turin, de Gênes, et de l’« American Academy of Arts and Sciences » ? Le titre dont elle pouvait être particulièrement fière lui fut attribué en 1995 : cette année-là, Jacqueline de Romilly obtint, en hommage à son œuvre inlassable en faveur de l’hellénisme, la nationalité grecque.Elle n’appartenait pas à l’école héllénistique inspirée par le structuralisme et incarnée par Louis Gernet, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet ou Claude Mossé. Mais ses travaux, de facture plus classique, entendaient éclairer nos sociétés, d’autant plus que Jacqueline de Romilly, loin de s’enfermer dans une tour d’ivoire universitaire, n’a jamais cessé d’enseigner, de transmettre généreusement son savoir.
Elle résumait ainsi, en 2004, pour le magazine Lire les quelques convictions essentielles qu’elle en tirait : « On découvre dans l’étude de ces langues le point de départ des principales idées contemporaines. C’est vrai pour la démocratie… mais aussi de tous les mots qui aujourd’hui, désignent les grands principes et les grandes valeurs de la vie quotidienne. »
L’idée grecque qui l’aura jusqu’au bout fascinée le plus est « le sens de l’humain. Tous les textes grecs parlent de l’homme et fondent les vertus sur l’idée suivante : 'je suis homme comme lui, et cela pourrait m’arriver'… Ce qui est à l’œuvre ici, ce n’est pas la charité du pardon mais bien le sens de l’humain ».
Son cheminement vers le catholicisme
Ne cherchons pas ailleurs ce qui a motivé le combat de cette grande dame en faveur d’un enseignement littéraire de qualité : « Le progrès scientifique a facilité la vie matérielle, mais les valeurs ont changé et les gens manquent de repères…L’important est de faire connaître les expériences passées, non pas comme des modèles à imiter mais comme des références pour comprendre le présent. Il faut à tout prix sauver la formation littéraire, qui non seulement apporte aux jeunes des éléments de comparaison leur permettant de juger, mais leur donne aussi une force intérieure », affirmait-elle (Les Échos, 1996).
Cette force dont elle-même donna l’exemple jusqu’au bout, malgré la fatigue, la quasi-cécité : «Avoir traversé le siècle, c’est fatigant. Aujourd’hui j’arrive au terme. Je ne redoute pas la mort, disait-elle au journaliste de la Croix Laurent Larcher, qui l’interrogeait l’été dernier, mais l’effondrement intellectuel, le « gâtisme », la dépendance. »
Elle lui confiait surtout son cheminement vers le catholicisme et avoir été préparée par le P. Mansour Labaky, prêtre maronite libanais, à la première communion et à la confirmation : « A 95 ans, il était temps ! », concluait-elle avec humour.
(1) Jacqueline de Romilly était engagée dans deux associations qui encouragent l'étude des humanités et le renouveau des valeurs civiques : Sauvegarde des enseignements littéraires ( www.sel.asso.fr ) et L'élan nouveau des citoyens ( www.elandescitoyens.org ).
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